Les Grandes Jorasses ont été le théâtre de nombreux sauvetages comme en a témoigné* Roger Vandaele, dans un article récent. Cette fois-ci c’est un autre pilote des cimes, notre ami Jean Louvet, qui raconte son sauvetage, de trois alpinistes coincés à 3500 mètres sous la pointe Whymper. Là encore, il s’en est fallu de peu pour que les choses prennent une toute autre tournure…

* https://aerogend.com/secours-dans-la-voie-du-linceul/

Jean Louvet est un homme de la montagne, et un pilote de la « montagne du deuxième étage », comme l’appelle Roger Drouin : la haute montagne. C’est celle où on imite le vol des choucas ou des aigles, ces merveilleux voiliers qui nous montrent bien mieux que tous les manuels, tous les secrets des ascendances, des rabattants, des sorcières et autres phénomènes aérologiques qu’il faut maîtriser lorsque l’on gratte le caillou.
Il fut des unités les plus prestigieuses de tous les massifs français : Mégève qu’il a rejoint au tout début en 1971, puis plus tard, Tarbes en 1978 et Briançon en 1980, son premier commandement où il devient moniteur.
Beaucoup de pilotes ont bénéficié de son enseignement pragmatique, celui qu’il a appris des Cuenot, Toustou ses prédécesseurs illustres, et tous se souviennent des croquis de son manuel de vol en montagne, qui, bien plus qu’un long discours, allaient à l’essentiel de cette pratique d’excellence. Plus tard en 1993, il est commandant de la SAG de Lyon, pour mettre en place le DAG de Chamonix, qui vient d’être créé.
Il a participé à l’évaluation de troisième génération des hélicoptères dévolus à la haute montagne : le BK 117 C1, l’Agusta 109 K2, le Bell 430 et le Bell 412.
En 1999 il est chef de la Section Instruction à Villacoublay, où il termine sa carrière en 2001, pour en enchaîner une seconde comme pilote du Tour de France.
Jean totalise 12000 heures de vol, dont 10000 sur hélicoptère, et a réalisé 3500 sauvetages en montagne.

L’histoire

Nous sommes le 22 aout 1974, à Chamonix, ce matin, il fait froid. Durant la nuit, il a neigé sur le massif. C’est assez fréquent après le 15 aout de voir ce genre de météo… En montagne, il y a encore beaucoup d’alpinistes et certains ont du passer une très mauvaise nuit. Hier, c’était « grand bleu ».

L’alerte est déclenchée par le gardien du refuge de Leschaux. Il aperçoit à la jumelle une cordée de trois grimpeurs qui semblent bloqués dans l’ascension de la pointe Whymper, ils sont vers 3500 mètres.

La pointe Whymper, dans la partie orientale des Grandes Jorasses. ©IGN 2023

Avec BL, je décolle de la DZ des bois accompagné de Robert Gerise, le mécanicien et deux gendarmes guide-secouristes du PGHM. Remontant la mer de Glace, je gagne de l’altitude vers les Grandes Jorasses. Elles sont magnifiques, blanches de neige et de givre comme en plein hiver. A 3500 mètres je pense qu’il est tombé à peu près un mètre de neige…

Je commence la recherche vers 3000 mètres et remonte la paroi de la pointe Whymper en faisant des huit devant la face, tous à bord, nous observons la voie que les grimpeurs ont dû emprunter. De la neige et du givre partout. En une nuit, les conditions d’escalade sont devenues hivernales.

Pointe Whymper à droite depuis la traversée des Grandes Jorasses (face sud).

Nous découvrons très vite les trois infortunés alpinistes sur une petite vire à 3650 mètres d’altitude. Ils entendent le bruit de BL et émergent d’un bivouac sommaire, ils pataugent dans une épaisse couche de neige fraiche. L’un d’eux se met debout les deux bras levés, ce qui signifie pour nous une demande d’assistance. La concertation avec les secouristes est rapide, le vent est quasi nul, il fait froid, la machine est d’autant plus performante, deux coups de treuil et ça va être vite terminé…

de g.àd. Louvet – Gerise – Bossuet Photo : Jean Louvet.

Le temps d’un large virage, la porte cargo est ouverte, la trappe du plancher baissée et le premier secouriste est en position. Je me suis toujours demandé comment ils pouvaient si rapidement s’adapter à un si brutal changement entre la douceur du bureau en train de siroter un café et, pratiquement sans transition, se retrouver sur une vire minuscule en pleine paroi dans le froid, le vent et la neige. Je les admire.

La voix du mécano dans mes écouteurs:
« Ne bouge pas, tu es vertical, je le descend. On est pas très haut, ça va aller vite. « Encore un petit mètre, déplace toi un poil à gauche ».
La paroi est très proche mais j’ai un peu de marge.
« OK il y est ».
Je perçois l’allègement quand le secouriste touche le sol et compense aux commandes. « Je remonte le câble ».
Je dégage et pendant une courte évolution, le deuxième se prépare. De nouveau en position, il est vite déposé sur la vire.

Quelques minutes plus tard un secouriste appelle à la radio:
« Il n’y a pas de blessé, ils n’ont simplement pas prévu de matériel pour grimper dans ces conditions. Ils sont gelés, ont va les récupérer et les descendre à Cham, le premier sera près dans deux minutes ».

Je reviens donc sur le site pour treuiller le premier. Le mécano me guide à la verticale.
« Ne bouge plus, c’est OK il accroche le premier, je le remonte ».

Pour tirer un peu moins de puissance, je dégage doucement en m’éloignant de la paroi. J’entends alors le mécano qui hurle :
«  stop, stop, reviens, on doit le reposer sur la vire, stop ».
J’arrête immédiatement ma manœuvre pour revenir à la verticale de la vire.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
« Reviens verticale, je le descends ».

Cette manœuvre effectuée, je m’éloigne de la paroi et demande au mécano pourquoi nous avons du interrompre le treuillage et reposer l’alpiniste sur la vire. Sa réponse me fait frémir…
« Il était encore accroché à la corde de rappel »…
« Quoi ? Tu plaisantes ? Mais à quoi ils pensent les secouristes, ils ne sont pas foutus de faire attention. Je peux te dire que ça va chauffer à la fin de la mission… ».

Après un petit sermon à la radio pour leur remettre les idées en place, la mission se déroule sans encombre, les alpinistes et les secouristes sont treuillés et tous déposés à la DZ des Bois en plusieurs rotations.

Le débriefing a évidement été sévère… Une bonne engueulade, ça vide le stress et ça recadre tout le monde. Je ne crois pas avoir jamais été autant en colère que cette fois. Je n’ose imaginer ce qui se serait passé si j’avais dégagé comme j’ai l’habitude de le faire avec le treuil amarré à la paroi par l’intermédiaire de l’alpiniste et sa corde de rappel qui doit résister jusqu’à 900 kg voire une tonne….

Une des plus belle trouille rétrospective de ma vie et aussi un des plus beaux coup de gueule… mais l’amitié que je porte aux camarades secouristes n’en a évidement pas souffert.

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